Le goût des livres, Victor Diancourt, collectionneur champenois
Victor Diancourt
Victor Diancourt (1825-1910), figure marquante du XIXème siècle, joua un rôle crucial dans la vie politique de son époque et fut perçu par ses contemporains comme un grand bibliophile. C’est à Reims, sa ville natale, que Diancourt légua sa collection de près de 20 000 volumes. Si une grande partie a malheureusement été détruite pendant la Grande Guerre, les exemplaires les plus précieux, un peu plus de 3000 ouvrages ainsi qu’un ensemble de documents manuscrits, sont parvenus jusqu’à nous. C’est ce fonds qui fut mis à l’honneur dans l’exposition, aux côtés de prêts du musée des Beaux-arts de Reims. Victor Diancourt, amateur d’art, légua en effet plus de 500 œuvres au musée.
Organisée en partenariat avec l’Université de Reims Champagne Ardenne, cette exposition a été présentée du 9 septembre au 10 décembre 2016 à la bibliothèque Carnegie, pôle de conservation et de valorisation du patrimoine au sein de la bibliothèque municipale de Reims.
Itinéraire d'un collectionneur
Itinéraire d'un collectionneur
La vie de Victor Diancourt, qui commence sous la Restauration et s’achève à la Belle époque, a été marquée par l’action politique et par le goût des livres.
Il réunit une importante collection qu’il choisit de léguer à la ville dont il fut maire, député et sénateur. Sa collection est principalement centrée sur la littérature française, mais témoigne également d’intérêts variés.
A l’image des bibliophiles de son temps, Diancourt recherche les éditions anciennes des classiques français, mais souscrit aussi aux projets bibliophiliques de la fin du siècle. Il apprécie les exemplaires enrichis : tirages des illustrations en différents états, dessins orignaux, ou encore lettres autographes. Il rachète des ouvrages à d’autres bibliophiles, dont il conserve les marques de possession.
C’est le cas d’un exemplaire de Flirt de Paul Hervieu illustré par Madeleine Lemaire acquis par Diancourt. L’exemplaire n°76, sur papier du Japon, fait partie des 100 exemplaires comportant deux suites des planches : une suite imprimée en camaïeu sur papier Whatman, et une suite imprimée en bistre sur papier du Japon (Rés. Diancourt G 2727).
La devise de son ex-libris résume parfaitement son attitude face au livre : eligere, colligere, legere, c’est-à-dire : choisir, réunir, lire. Pour Diancourt, si le livre est un objet, il appartient d’abord au monde de l’esprit.
Vie de la Collection
C’est à Reims que Victor Diancourt légua en 1910 la bibliothèque que sa fortune de négociant en textile lui avait permis de constituer.
Malheureusement, quelques années à peine après la remise de ce don prestigieux, le plus important depuis la création de la bibliothèque, la Grande Guerre marqua une rupture majeure dans l’histoire des collections.
Le registre manuscrit d'entrée des collections de la bibliothèque s’arrête brutalement le 1er août 1914, avant d’avoir pu commencer à inventorier le bel ensemble de 20 000 volumes du legs de Diancourt. La bibliothèque, jusqu’alors installée au premier étage de l’Hôtel-de-Ville, paya un lourd tribut lors de l’incendie du 3 mai 1917.
Sur les 150 000 volumes conservés au total, plus d’un tiers partit en fumée. Les volumes les plus précieux de la collection Diancourt purent être mis à l’abri et sauvés.
Le registre d’inventaire de la bibliothèque reprend à la fin du conflit, et les premiers ouvrages à y être notés sont ceux du legs de Diancourt, rescapés des destructions. On y dénombre 3021 entrées.
La collection Diancourt au musée de Beaux-arts de Reims
Amateur d’art, Victor Diancourt a collectionné divers objets datant des XVIème au XIXème siècle. Peintures, dessins, estampes, sculptures, médailles, émaux, céramiques, numismatiques et même miniatures étaient disséminés dans toutes les pièces de sa maison à Reims ou à Condé-sur-Suippes. Son legs en 1910 fait entrer au musée plus de 520 pièces.
Ses choix d’objets révèlent une personnalité engagée et passionnée. Diancourt aime les feux des révolutions. Aussi n’est-il pas étonnant de voir une belle copie de La Liberté sur les barricades de Delacroix par Thiérot. Il acquiert également des œuvres en lien avec l’actualité brûlante : Les massacres de Galicie en Pologne, le Peuple aux Tuileries, ou Triomphe de la République..
Ses choix sont aussi guidés par les écrivains qu’il admire et qu’il associe à la modernité. Des poètes (Anacréon, Rabelais), des dramaturges (Dante, Shakespeare) mais aussi des hommes de spectacles (Molière) ou des philosophes (Hélvétius). En dehors de nombreux portraits de célébrités, certains tableaux, dessins ou sculptures illustrent directement leurs créations (L’avare de Molière).
Aujourd’hui, les opérations de récolement, réalisées sur l’ensemble des collections, devraient également nous éclairer sur les œuvres oubliées, disparues ou détruites de cette collection, soit plus de soixante-cinq artistes.
Le monde du théatre
Spectacle collectif et reflet d’une société, le théâtre suscita l’intérêt de Diancourt dès sa jeunesse. Il écrivit même une pochade dramatique, Hercule et Omphale, qui le montre très conscient de l’évolution des genres théâtraux.
Les éditions originales des auteurs majeurs du siècle de Louis XIV figurent au premier rang de sa collection. Elles étaient particulièrement recherchées par les bibliophiles de son temps. Ainsi, si Molière occupe une place de choix dans les collections de Diancourt, on ne doit pas occulter la présence d’autres ouvrages de théâtre remarquables de ce siècle, en particulier du fait de leurs illustrations.
Le théâtre des Lumières est aussi bien représenté. L’œuvre de Beaumarchais est très présent dans sa bibliothèque, éclipsant celle de Marivaux, qui ne fut redécouvert qu’au XXème siècle. Pour le républicain Diancourt, il incarne la figure du « philosophe » – l’intellectuel engagé qui met sa plume au service de ses idées –, à l’instar de Voltaire, dont le même fonds théâtral conserve 16 pièces en éditions séparées.
C’est surtout pendant les deux dernières décennies du XIXème siècle, et la première du suivant, que Diancourt enrichit son fonds théâtral de nombreuses éditions illustrées. Outre celles des « classiques » comme Molière ou Beaumarchais, mentionnons, pour les « romantiques » celles de Ruy Blas (Rés. Diancourt MM 2499) et d’Hernani (1890) de Hugo, ou de Lorenzaccio (Rés. Diancourt M 2077) et On ne badine pas avec l’amour (Rés. Diancourt MM 2514/3) de Musset, dont Diancourt acquiert les 4 volumes du théâtre complet (1889-1891), ainsi que les 9 de celui d’Alexandre Dumas fils (1890-1894). D’Alexandre Dumas père (associé à Frédéric Gaillardet), il possède La Tour de Nesle (Rés. Diancourt MM 2569) rééditée en 1901 avec des illustrations d’Albert Robida. Ce dernier, artiste aux multiples facettes, fut non seulement dessinateur et illustrateur, aquarelliste, lithographe, graveur mais aussi auteur. Son œuvre témoigne de cette ampleur créatrice : 60 000 dessins, plus de 200 livres illustrés, dont 50 écrits par lui. Le fonds Diancourt comporte 6 œuvres illustrées par Robida.
Les aspects les plus divers de la vie théâtrale intéressaient également Diancourt : le monde des actrices, les chefs-d’œuvres d’époques différentes mais aussi les parodies des pièces célèbres. Le théâtre de la période révolutionnaire occupe une place particulière dans ce domaine, comme témoin d’une époque cruciale pour le XIXème siècle.
Scène de la vie révolutionnaire
La collection témoigne d’une prédilection très nette pour la période de la Révolution Française. Diancourt considérait en effet qu'elle était déterminante pour l'ensemble du XIXème siècle. Il écrivait d’ailleurs, en introduction à la conférence qu’il donna à la Société industrielle de Reims le 8 décembre 1869 (Rés. Diancourt M 2277) sur le théâtre pendant la Révolution : "La période révolutionnaire, que nous traversons depuis quatre-vingts ans, a eu des phases diverses", avec une première phase qui commence avec le serment du jeu de Paume pour s’achever à l’orangerie de Saint-Cloud, lors du coup d’Etat du 18 Brumaire (10 novembre 1799), au profit de Napoléon Bonaparte. Son intérêt peut donc s’expliquer par le sentiment d’appartenir à la même époque et d’y trouver les germes de ce qu’il vit.
Il rassembla, sa vie durant, les publications éditées entre 1789 et 1799 : il avait là le matériau de l’historien. En prenant soin d’acquérir des documents exprimant toutes les idéologies, il pouvait avoir le sentiment d’être au plus près de la complexité de l’époque.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, et malgré les pertes de la Première Guerre mondiale, le fonds Diancourt conserve encore plus de 600 documents relatifs à la période révolutionnaire, contre 93 seulement pour celle du Consulat et de l’Empire.
Une grande variété de documents est présente : différentes constitutions, almanachs et calendriers, récits et portraits de protagonistes (de Mirabeau à Rivarol), satires et pamphlets, notamment les diatribes du Père Duchêne. Mais c’est surtout le théâtre qui le fascine le plus. Il s’est enfin intéressé aux événements qui se sont déroulés à Reims et en Champagne pendant la Révolution.
La séduction des images
Le livre illustré tient une grande place dans la bibliothèque de Diancourt. Un large éventail d’artistes, d’époques et de styles différents, y est représenté. Les peintres anciens, mais surtout modernes tels Toulouse-Lautrec, Maurice Denis et Mucha, côtoient les illustrateurs majeurs des XVIIIème et XIXème siècles.
La gravure en couleur intéressait notre collectionneur, qui appréciait tout particulièrement les aquarellistes, comme Madeleine Lemaire ou Paul Avril, fort célèbres en leur temps.
Au début du XXème siècle, Diancourt commanda à Eugène Auger (1847-1922), dessinateur rémois, plusieurs ouvrages entièrement calligraphiés et ornés d’aquarelles originales.
Entièrement calligraphié et illustré d’aquarelles originales La Guirlande de Julie (Rés. Diancourt G 2674) de Charles DE SAINTE-MAURE, duc de Montausier, exécuté entre 1897 et 1900, en est un bel exemple. Il reproduit une anthologie de poèmes du XVIIème siècle. Le duc de Montausier la composa pour la jeune fille qu’il courtisait et qui devint son épouse, Julie d’Angennes. Celle-ci était la fille de Mme de Rambouillet, dont le salon était le lieu de rendez-vous de nombreux auteurs. Ceux-ci, parmi lesquels on compte Pierre Corneille, furent sollicités pour participer à ce projet poétique. Le recueil original comportait une soixantaine de madrigaux1 qui faisaient l’éloge de la jeune femme en la comparant à toute une série de fleurs. Un exemplaire unique, copié par le calligraphe Jarry et illustré d’aquarelles florales, lui fut remis en 1641. C’est cet ouvrage, célébré notamment par les bibliophiles Charles Nodier et Octave Uzanne, qui est le modèle de celui que Diancourt fit réaliser.
La Guirlande de Julie est le plus somptueux des ouvrages réalisé par Eugène Auger pour Diancourt. Il vise à rivaliser, à l’aube du XXème siècle avec la splendeur du siècle de Louis XIV et est couronne d’une certaine façon la recherche bibliophilique de la rareté : le livre, en devenant imprimé au XVème siècle, était entré dans l’ère de la reproduction mécanique, il redevient ici un manuscrit unique.
Le jardin des reliures
Fidèle à la démarche habituelle du collectionneur de livres, Victor Diancourt prenait soin de personnaliser ses exemplaires d’éditions bibliophiliques contemporaines. Il confiait aux relieurs les plus renommés de son temps les ouvrages brochés dont il faisait l’acquisition.
Diancourt se démarque cependant fortement de pratiques de certains collectionneurs, qui considèrent leur bibliothèque comme une « vitrine à curiosités » ou un « écrin à bijoux ». Une attention égale est portée au contenu de l’ouvrage et à son enveloppe extérieure. Ainsi Diancourt ne verse-t-il pas dans le travers qu’il dénonce dans son opuscule Le Goût des livres, incarnée par la figure repoussoir du « propriétaire de belles tanneries ».
Diancourt a fait appel à des figures majeures de la reliure d’art, tels que Marius Michel, Gruel, Charles Meunier, Allô, Stroobants, Champs, Chambolle-Duru. Cela explique la présence de splendides reliures de style Art Nouveau. La collection témoigne d'une prédilection pour les décors floraux ; ils sont signes d’une résurgence du goût du XVIIIème siècle ou caractéristiques des décors de l'Art nouveau. Une reliure de Stroobants (Réserve Diancourt MM 2543) est à cet égard révélatrice. Si le décor des plats de reliure est lié à la modernité du style Art nouveau, les contreplats reflètent le goût néo-XVIIIème siècle. La reliure créée par Henri Noulhac (1866-1931) pour les Poèmes parisiens d’Emile Goudeau (Réserve Diancourt MM 2216), toute en courbes et contre-courbes, fait, quant à elle, écho aux lignes sinueuses des stations de métro parisiennes d’Hector Guimard. Ce nouveau style eut cependant du mal à s’imposer parmi les bibliophiles plutôt hermétiques à ce renouveau. Victor Diancourt l’adopta sans réticence, et se tourna vers les tenants de cette nouvelle esthétique.