Trevanian (1931-2005)
Une aura de mystère entoure encore cet écrivain protéiforme dont la mort fut trois fois annoncée : en 1987, à la fin des années 1990 et enfin en 2005, véritable date de sa mort mais sait-on jamais….
Il tenait plus que tout à cacher sa véritable identité, écrivant sous différents pseudonymes (certains mêmes issus du nom de ses personnages, comme Le Cagot, personnage de Shibumi) et accorda uniquement par téléphone* ou par fax** quelques rares interviews à des journaux américains. Malgré cette absence totale de couverture médiatique, ses livres connaissent un grand succès et sont traduits dans une quinzaine de langues (publiés aux Editions Gallmeister en France). En 1972, il publie La sanction qui sera porté à l’écran trois ans plus tard par Clint Eastwood, seule adaptation cinématographique inspiré de ses romans. Il y donne une suite avec L’expert toujours avec le même succès et sans promotion.
*Behind the Best Sellers, New-York Times 10 juin 1979
**”At last, Trevanian Speaks”, Newsweek 12 Oct. 1998, 83.
Bibliographie
Le Polar Vintage
Que sait-on aujourd'hui de Trevanian ?
En 1976, à l’occasion de la parution de The Main, il se joue des médias en envoyant dans différents cocktails un imposteur qui se fait passer pour lui .
A la sortie de Shibumi, en 1979, il accorde un entretien par téléphone au New-York Times en indiquant qu’il n’en avait pas du tout le désir et précise que la simple idée d’un écrivain faisant de la publicité pour son livre manquait de « dignité ». Quand le journaliste du New-York times lui demande si « ce Trévanian est en réalité Robert Ludlum », il répond qu’il ne connait même pas cet auteur et qu’il a lu uniquement Proust et peu d’autres auteurs du XXème siècle.
Cette volonté de garder l’anonymat donne lieu à maintes rumeurs. Certains lui prêtent l’identité d’un agent de la CIA, il réfute cette hypothèse mais admet que sa participation à la guerre de Corée (1950-1953) lui permet d’écrire sur les activités de renseignement.
Il refuse de donner sa date et son lieu de naissance. Il se décrit comme étant proche de la cinquantaine, alpiniste et titulaire d'un doctorat en communication et autres diplômes en histoire, en anglais et théâtre. Il est citoyen américain mais prétend vivre en dehors de tout pays.
Trevanian déclare n'avoir presque rien de flatteur à dire sur ce qu’il se passe aux États-Unis, y compris dans le domaine de l'édition. Il refuse d'accepter des avances pour ses romans ou de faire affaire avec des éditeurs ayant passé des contrats avec des criminels du Watergate ou des conspirateurs non inculpés.
«J'ai épuisé l'anti-héros pour la prochaine décennie et j'ai essayé de persuader le public masculin de 40 ans et plus jeune, de contrer les deux forces motrices américaines actuelles : le matérialisme et le machisme. Je vais maintenant écrire des petits romans savants destinés à un public spécifique ».
S’il écrit sous différents noms, c’est parce qu’il veut garder son lectorat séparé et admet écrire sur tous les sujets : théologie, justice, esthétique, film etc…
Source : Behind the Best Sellers, New-York Times 10 juin 1979
En 1983 au moment où parait L'Été de Katya, un article du Washington Post révèle que Trevanian est en réalité Rodney William Whitaker. En 1998, à la sortie de Incident à Twenty Mile, il accorde deux entretiens par fax et révèle qu’il est né en 1931 au Texas, qu’il a effectué son service militaire en Corée et au Japon de 1949 à 1953. A son retour aux Etats-Unis, il enseigne la mise en scène avant de devenir professeur à l’Université du Texas, département cinéma, puis en Pennsylvanie et à Boston. Au milieu des années 70, il quitte définitivement les Etats-Unis et partage son temps entre l’Angleterre et un petit village du pays basque. Il meurt en 2005 en Angleterre.
Source : At last, Trevanian Speaks, Newsweek 12 Oct. 1998, 83.
Le genre et sa parodie
Trevanian refuse toute sa vie de se laisser enfermer dans un genre littéraire. Entre 1983 (L’Eté de Katya) et 1998 (Incident à Twenty Mile), son silence est total, mais il précise dans un entretien faxé à Newsweek : « je n’ai jamais cessé [d’écrire], et en fait les heures que j’ai passées tous les jours à ma table de travail sont plus satisfaisantes pour moi que le temps passé à table pour manger. Ce que j’ai arrêté de faire il y a quinze ans est juste de chercher à publier ce que j’écrivais ».
Ses romans sont situés entre un genre et sa parodie, en passant du roman d’espionnage, au western, au drame romantique et au policier classique. Sous couvert de la fiction, Trevanian critique ouvertement la société américaine et amorce la réflexion de la place des Etats-Unis dans le monde.
Le roman d'espionnage
La sanction et L’expert (1972-1973)
Esthète, presque ermite, Jonathan Hemlock est l’anti héros par excellence, l’anti-James Bond en quelque sorte. Tour à tour, expert en tableau (il est capable d’un seul coup d’œil de reconnaitre une œuvre d’art d’une contrefaçon), alpiniste chevronné, tueur à gages, misanthrope, il préfère la compagnie des tableaux à celle de ses semblables. C’est d’ailleurs l’irrésistible envie d’assouvir sa passion qui l’amène à accepter une nouvelle mission, plutôt que de venger la mort d’un de ses amis.
Si l’humour grinçant est très présent dans ces deux romans de Trevanian, notamment dans les dialogues, les scènes de crimes et autres tortures sont assez insoutenables. Il vaut mieux avoir le cœur bien accroché dès la scène d’ouverture de L’expert. Les personnages sont sans scrupules, adeptes de la torture; les dirigeants et autres membres de l’organisation secrète CII sont retors et parfois physiquement repoussants.
«- Tu sais, mon vieux. Tout au fond de toi, tu as l’étoffe d’un vrai salopard. Je n’aimerais pas être seul avec toi sur une île déserte s’il y avait des vivres en quantité limitée.
-Ne t’inquiète pas. Tu es un ami.
-Tu n’as jamais eu d’ennemis ?
-Quelques-uns.
-Il en reste qui soient encore en vie ?
-Un. »
Le polar philosophique
Shibumi (1979)
Considéré comme le chef d’œuvre de Trevanian, Shibumi met en scène Nicolaï Hel, élevé au Japon, maître du jeu de go, doublé d’un tueur à gages doté d’une grande connaissance de tous les procédés existants pour aider son prochain de passer de vie à trépas. Il recueille une jeune femme traquée par la Mother Company, organisation secrète internationale qui cherche à le détruire car il considéré par Fat Boy (sorte d’ordinateur primitif qui classe les êtres humains par couleur et par personnalité !), comme très dangereux pour sa sécurité.
A l’instar de Jonathan Hemlock, héros de La sanction et de L’expert, Nicolas Hel est l’anti-héros, froid et intransigeant, spéléologue à ses heures dont la perception du monde oscille entre sa volonté d’atteindre le Shibumi, forme rare d’excellence personnelle, et la violence qu’il déploie pour affronter et vaincre la Mother Company.
« Personne à la CIA n’avait songé à s’opposer à Diamond et à la Mother Company qui contrôlait la carrière des plus hautes personnalités gouvernementales non seulement par un appui direct, mais aussi en utilisant ses propres médias pour dévaloriser et démoraliser d’éventuels opposants et fabriquer ce que la masse américaine prend pour La Vérité. »
En 2011, Don Winslow fait revivre le personnage de Nicolas Hel, héros de Shibumi dans un polar intitulé Satori. Satori, ici, désigne l’éveil spirituel.
Le faux polar "pépère"
The Main (1976)
Adeptes de Stephen King ou autres polars sanglants, passez votre chemin ! Trevanian ici choisit la lenteur et prend prétexte d’une enquête policière pour plonger son lecteur dans « The Main », un quartier montréalais et au plus près de ses habitants : prostituées, maquereaux, drogués, robineux (les sans-abris québécois), escrocs, immigrants et ouvriers qui essaient de se faire une place au soleil ou tout au moins de survivre à la journée…
Son personnage, Claude Lapointe, vieux flic fatigué et condamné à brève échéance, connait ce quartier comme sa poche, depuis 30 ans qu‘il arpente ses rues. Il est connu de tous et connait tout le monde. Accompagné d’un bleu, il lui apprend le métier à sa manière peu orthodoxe et suit sa propre morale et son propre code de conduite ce qui ne manquera pas de choquer son jeune assistant.
C’est de loin mon livre préféré de Trevanian, en tout cas, le livre dont le héros semble le plus humain rongé par la perte de sa femme depuis longtemps disparue, le plus touchant dans son désenchantement du monde, le plus émouvant dans ses rencontres avec les anonymes qu’il croise, qu’il aime, qu’il respecte et qui les aide à vivre plus ou moins dans le droit chemin.
Une fois encore, c’est un portrait réaliste et désabusé de la société que Trevanian dépeint ici : nous sommes très loin de l’American Dream, les humbles, les petits, se débattent dans un monde dont les règles ne sont pas faites pour eux.
Le drame romantique
L'été de Katya (1983)
1938 : Jean-Marc Montjean, médecin se souvient de ces jeunes années à Salies-les-Bains, petit village du pays basque où il commença sa carrière comme assistant du Dr Legros. A la fin de l’été 1914, il s’éprend de Katya Tréville, mystérieuse jeune fille de bonne famille qui vit dans une villa isolée avec un père, si fasciné par l’histoire médiévale qu’il en est totalement déconnecté de la réalité, et sous la coupe de son frère jumeau, Paul, personnage imbu de lui-même et méprisant.
Si le roman est de facture classique, l’atmosphère romantique va lentement et sûrement virer au drame. A mesure que la relation entre les deux jeunes gens s’épanouit, le héros met au jour petit à petit tous les secrets qui ont poussé la famille Tréville à quitter Paris en catastrophe.
Trevanian s’attache ici à recréer l'ambiance désuète de la province du début du siècle : balade en cabriolet, cérémonial du thé, pique-nique sur l’herbe... Les traditions et le caractère des basques sont bien représentés. N’oublions pas que Trévanian y vit une partie de l’année avec sa famille dès les années 70.
Les joutes verbales entre les personnages sont savoureuses et certaines réparties du Docteur Legros révèlent un bel humour noir.
Le Western
Incident à Twenty-Mile (1998)
Twenty-Mile, petite bourgade oubliée du Far West, construite comme tant d’autres aux grandes heures de la ruée vers l’or, est aujourd’hui oubliée de tous, à part des mineurs qui viennent dépenser la totalité de leur solde à chaque fin de semaine. Trevanian brosse le portrait cocasse de chaque habitant: le révérend alcoolique et fanatique, l’héroïne chaste et pure, la famille de commerçants veule et vénale, les filles au grand cœur du bordel local, le couple mixte et homosexuel, le jeune héros fraîchement arrivé en ville, désireux de se faire aimer de tous mais menteur comme un arracheur de dents.
De manière brutale, le roman bascule de la comédie sociale au roman très noir. Un trio de dégénérés échappés de prison, menés par Lieder, criminel pervers et ouvertement raciste, débarque à Twenty-Mile et terrorise ses habitants dans l’attente du train rempli de l’argent issu de la mine. De cette lutte entre les gentils et les méchants, chaque personnage révèlera son héroïsme ou sa lâcheté. L’Amérique apparait ici comme rongée par son patriotisme exacerbé et son racisme rampant.
Incident à Twenty-Mile sonne le glas du rêve américain, du pays ouvert à tous et pour tous, quelque soit leur origine ou leur religion.
A la fin du roman, Trevanian ajoute un appendice où il indique les nombreux séjours qu’il a effectués dans la région pour les besoins de son roman et nous indique avec force détails les gens rencontrés. Il veut nous faire croire que l’histoire est vraie. Alors réelle ou imaginaire ? Libre à chacun d’y croire ou non.
A l'écran
La sanction [The Eiger Sanction] est le seul roman de Trevanian porté à l’écran par Clint Eastwood en 1975. Trevanian en est le co-scénariste et son vrai patronyme Rodney Whitaker apparait dans le générique.
Jonathan Hemlock, professeur d'art, vit en ermite dans une ancienne église restaurée entouré de sa collection de tableaux constituée grâce aux missions qu’il remplit pour le compte de la CII, sorte d’organisation secrète gouvernementale dirigée par l’inquiétant Dragon.
Retiré des affaires, Hemlock est rappelé par Dragon qui lui demande d’exécuter un homme pour venger la mort d’un ancien membre de la CII. S'il accepte, Hemlock obtiendra avec l’argent gagné un Picasso qu'il convoite depuis longtemps, s'il refuse, il sera dénoncé au fisc. Dos au mur, le professeur choisit d’exécuter la sanction et part dans les Alpes suisses pour rejoindre l’équipe d’expédition à l’assaut de l’Eiger et dans laquelle se trouve l’homme à abattre dont il ignore tout à part qu’il boite.
Le film a un peu vieilli et sent bon l’ambiance des années 70. L’humour de Trevanian présent dans le roman est un peu gommé par la mise en scène d’Eastwood qui privilégie le côté austère voire misanthrope du personnage et met en avant les scènes d’alpinisme dont il effectua lui-même les cascades et dont les vues tournées sur le Totem Pole de Monument Valley et dans les Alpes suisses sont spectaculaires.